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mardi, 18 septembre 2007

Georges Duffau s'exprime

0c0772c71c8eddf619d6f424321ec278.jpegAU NOM DE MON PERE JOSEPH EPSTEIN,
PAR GEORGES DUFFAU

De la Pologne à la France, en passant par l’Espagne, le colonel Gilles des FTP, " communiste juif étranger ", a mené un formidable combat pour la liberté avant d’être arrêté avec Manouchian.

Vous êtes le fils de Joseph Epstein (1), connu sous le nom de colonel Gilles, qui était commandant des FTP de l’Île-de-France. Était-il, à ce titre, le stratège des actions militaires, notamment celles des FTP-MOI, connus pour leurs actions d’éclat, en particulier dans la région parisienne ?

Georges Duffau. Mon père a inauguré, on peut le dire, une nouvelle technique de guérilla urbaine, qui a été reprise ensuite par de nombreux groupes de FTP dans l’ensemble de la France. Cela ne s’est pas fait sans débat. Il y avait des tenants de l’ancienne tactique et d’autres partisans d’en changer avec l’objectif de prendre moins de risques. De quoi s’agit-il ? Pendant très longtemps, les combattants armés de la Résistance ont attaqué à trois, l’un lançait la grenade, un autre qui possédait un revolver le couvrait et le troisième assurait le chemin du repli. Le résultat était qu’on déplorait souvent de grosses pertes face aux troupes allemandes nombreuses et bien armées. Mon père a préconisé une nouvelle technique de guérilla urbaine qui engageait entre douze et vingt hommes. Il y avait toujours celui ou ceux qui lançaient les grenades et ensuite, sur l’itinéraire de repli, étaient postés, successivement, des groupes de trois ou quatre. Les Allemands qui les poursuivaient se heurtaient à une riposte de plus en plus importante. Les pertes du côté des résistants ont sensiblement diminué. Cette tactique n’était pas évidente parce qu’aux yeux de certains on exposait beaucoup trop d’hommes. Mais les faits ont tranché, et j’ai toujours en mémoire les confidences de résistants me disant : " Nous sommes vivants grâce à ton père, parce que, si nous n’avions pas mis en place cette tactique à Lyon et à Villeurbanne, nous y serions tous restés. "

À qui s’attaquaient-ils ?

Georges Duffau. Aux troupes allemandes uniquement, exclusivement. Ils s’attaquaient aux soldats, aux officiers, à leurs généraux. Ils ont exécuté un certain nombre de hauts gradés dans leurs voitures.

On a une évaluation de leur nombre ?

Georges Duffau. Il faudrait reprendre tous les communiqués militaires des FTP de l’époque. C’est difficile à dire aujourd’hui. Je ne suis pas historien. J’ai en tête quelques actions d’éclat où il y a eu jusqu’à cinquante morts du côté allemand et zéro - même pas un blessé - du côté des résistants. À l’Odéon, par exemple, où ils se sont attaqués aux militaires allemands attablés à une terrasse de café.

D’où venait à votre père ce sens de la stratégie, de la tactique ?

Georges Duffau. Cela remonte à son plus jeune âge. En Pologne, où il est né, il a suivi, au cours de ses études, la préparation militaire, qui déjà l’intéressait. Ensuite, immigré en France, il est parti pour l’Espagne, où il a mis en pratique son expérience durant la guerre civile. À vingt-trois, vingt-quatre ans, il s’est retrouvé lieutenant dans les Brigades internationales. Après son retour en France, en 1939, il s’est engagé comme deuxième classe dans la Légion étrangère pour combattre les nazis. Fait prisonnier, évadé du stalag, après avoir été repris une première fois, il est rentré en France, où il a trouvé la liaison avec la Résistance. Sa première mission a été d’organiser des sabotages dans les usines avec la CGT clandestine. C’est en février 1943, je crois, qu’il a été nommé commandant FTP de la région parisienne.

Pourquoi cet engagement très vite dans l’Espagne républicaine ?

Georges Duffau. Mon père, dès sa jeunesse en Pologne, était déjà communiste. Il se battait contre l’antisémitisme, pour la défense des ouvriers. Quand il est arrivé en France, naturellement, il a adhéré au Parti communiste français. Il a milité dans les différentes villes, Tours, Bordeaux, où il a fait ses études, des études de droit pour devenir avocat, diplôme qu’il a eu très peu de temps avant de partir pour l’Espagne. Son combat contre le fascisme a été l’engagement de toute sa vie. Dans la dernière lettre qu’il m’a adressée, écrits en travers du texte, il y a ces mots : " Vive la liberté, vive la France ! "

La France était, à ses yeux, une terre de liberté ?

Georges Duffau. Même s’il avait souffert de tracasseries policières du fait de son engagement politique, la France était pour lui un pays de liberté. Mais, peut-être, encore plus fondamentalement, il se battait pour que tous les enfants comme le sien connaissent une vie heureuse.

Des gens qui mettent en cause le film Mont-Valérien, aux noms des fusillés déplorent qu’on n’y voie, selon eux, essentiellement des communistes, des juifs et des étrangers. On ne peut pas ne pas penser aussitôt à Joseph Epstein, qui était les trois à la fois, et à d’autres comme lui...

Georges Duffau. ...Juif, communiste, étranger !

Comment ressentez-vous cette désignation " communiste juif étranger " qui, pour certains, serait péjorative et qui, pour d’autres, est plutôt un titre de gloire ?

Georges Duffau.
De la façon dont certains l’utilisent en termes polémiques je le ressens comme une insulte. Je crois que ces fusillés, souvent communistes et parfois étrangers, juifs, étaient aussi tout simplement français. Ils se battaient ensemble pour une idée. On veut les faire disparaître une deuxième fois parce qu’ils étaient communistes, et ça je ne peux pas le supporter. Même si, aujourd’hui, on sait que dans les pays de l’Est il s’est passé des choses inadmissibles, très graves, il n’empêche qu’à ce moment-là, au nom du communisme, ils se battaient pour la liberté. C’est un titre de gloire qu’on ne peut pas leur enlever !

Aux yeux des nouvelles générations, c’est peut-être aujourd’hui, à une époque de forte aspiration à l’universalité, une chose magnifique qu’un étranger puisse devenir aussi citoyen de la Liberté dans le pays où il vit ?

Georges Duffau.
Il n’y a pas, je crois, image plus noble. La liberté n’a pas de frontières.

Vous participez à des débats dans des lycées. Comment est ressentie cette figure d’Epstein, ce juif étranger communiste mort pour la France ?

Georges Duffau. Ce qui frappe les jeunes, quand on discute avec eux, c’est la valeur de l’engagement qui va jusqu’au sacrifice de la vie. Quand on parle de ceux qui sont tombés au Mont-Valérien ou à Châteaubriant, on parle en particulier de Guy Môquet et d’André Kirschen, seul survivant du procès de la Maison de la chimie, qui avaient seize ans, l’âge des lycéens qu’on rencontre. Et ça les amène à se poser la question : est-ce que, moi, je suis capable, au nom d’un idéal, de m’engager jusque-là ? Ce sont toujours des débats extrêmement passionnants. J’ai en tête une rencontre qui m’a marqué. J’accompagnais une classe dans la visite du Mont-Valérien. À la fin, deux adolescentes ont tenu à discuter assez longuement avec moi sur ce qui s’était passé. L’une portait un collier avec une main de fatma et l’autre une étoile de David. Elles avaient toutes les deux le même regard admiratif en évoquant ces jeunes qui s’étaient ainsi battus. Compte tenu de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde et des relents à la fois d’antisémitisme et de racisme anti-arabe, le fait que ces deux jeunes filles se retrouvent ensemble sur ce sujet, j’ai trouvé cela formidable. Pour ces jeunes, le fait d’être juif, communiste et étranger, peu importe l’ordre, n’est pas le fait essentiel. L’important, c’est qu’ils se battaient pour la liberté, pour la France, contre le fascisme. Ces jeunes n’ont pas les mêmes a priori que nous quand on parle des communistes, ils ne pensent pas forcément tout de suite à Staline !

Pour votre père, le sentiment d’être juif existait-il dans sa conscience sociale, dans son engagement ?

Georges Duffau. C’est une question très difficile. Mon père est mort quand j’avais deux ans et demi. J’en sais ce que j’en ai lu ou ce qui m’en a été dit par ses proches. Ma mère, qui était dans la même situation que lui, qui était juive, communiste, polonaise, a souffert en Pologne de ce qu’on appelait le " numerus clausus ". Au-delà d’un certain nombre, les juifs n’avaient pas le droit de faire des études supérieures. Elle a immigré en France pour faire des études de pharmacie. Mais ce qui comptait avant tout, pour elle aussi, c’était l’engagement politique. Elle se sentait juive, je crois, parce que certains voulaient qu’elle le soit. J’ai envie de dire que l’antisémitisme crée l’appartenance. Car au fond d’elle-même elle se sentait un être humain comme les autres.

Votre père, au vu de sa vie, avait-il quelque chose d’insurgé en lui ? On le retrouve commissaire politique en Espagne, mais très vite il quitte cette fonction pour se battre sur le front, dans la bataille de l’Ebre...

Georges Duffau.
Il pensait que sa connaissance de l’art militaire était beaucoup plus utile à la République espagnole que le fait d’être commissaire politique. Insurgé permanent ? Oui. Insurgé en Pologne contre le régime de Pisuldski, régime militaire antisémite et très dur, une sorte de dictature ; insurgé social pendant le Front populaire en France ; engagé en Espagne, puis dans la Résistance. Oui, c’est un insurgé, mais pas un " professionnel " quand même ! Il se destinait au départ à la profession d’avocat. Ce sont les événements qui l’ont fait ce qu’il a été.

Est-ce qu’on pouvait dire qu’il avait un tempérament portant à la bagarre ?

Georges Duffau. Non, il était très réfléchi ! Il est un de ceux qui ont tenu le plus longtemps à la tête des FTP de la région parisienne. Dans les conditions de l’époque, de la clandestinité, en général on tenait trois mois. Lui, il est resté le double. Pas tête brûlée, mais aimant la contestation. Petit détail que je tiens de Lucie Aubrac, dans le cadre de leur militantisme d’étudiants communistes avant-guerre, ils sont allés tous deux à une messe de minuit, Lucie avait sous son grand manteau deux pigeons et accrochée aux pattes des pigeons une banderole " La religion est l’opium du peuple ", qu’ils ont lâchés dans l’église. Toujours avec Lucie Aubrac, ils sont allés devant une caserne pour lancer avec des pierres des banderoles qui s’enroulaient autour des fils du tramway.

Joseph Epstein a été arrêté le même jour que Manouchian ...

Georges Duffau. Il a été arrêté le même jour, à le même heure, au même endroit que Manouchian. C’était le 16 novembre 1943, à Évry-Petit-Bourg, lors d’un rendez-vous à deux en vue d’organiser de nouvelles actions. Le groupe était suivi depuis très longtemps par la brigade spéciale de la préfecture de police. Ils ont été arrêtés tous les deux ensemble. Manouchian, son nom était connu, avait été localisé. Le nom de mon père leur était inconnu, ils n’ont même pas réussi à lui faire dire sa véritable identité.

Il a donc été torturé ?

Georges Duffau. Oh la ! De façon horrible. Tout l’hiver 1943-1944. J’ai des photos de lui, on lui a mis un masque de cuir, et puis on serrait, on serrait, on serrait, tout le visage éclatait, c’était monstrueux, et il n’a jamais parlé. Il n’a même pas livré son vrai nom. " Joseph Andrei ", c’est le nom sous lequel il a été fusillé. Même en prison, il n’a jamais renoncé, il a réussi à faire passer à la Résistance des feuilles de papier à cigarette sur lesquelles il y avait des messages. Il demandait à ce qu’on lui fasse passer dans des pantoufles charentaises, cachées dans les semelles, des petites scies pour pouvoir scier les barreaux de sa cellule. On lui en a apportée, malheureusement pas assez solides et elles se sont cassées trop vite. Il en a redemandé d’autres. Le jour où l’agent de liaison de la Résistance les lui a apportées, le camion l’emmenait avec d’autres au Mont-Valérien. Il a été fusillé le 11 avril 1944.

Vous ne portez pas le nom de votre père ...

Georges Duffau. Parce qu’il l’a voulu. Dans les conditions de la guerre, avec la chasse aux juifs, il a voulu que je porte le nom du premier mari de ma mère, Jean Duffau, un militant de Bordeaux, dont elle a divorcé avant de se remarier avec mon père. Les hasards de la guerre ont fait qu’elle avait gardé son livret de famille et mon père a demandé à ce que je sois inscrit sur ce livret. Joseph Epstein, pour me protéger, a laissé un testament, que j’ai, dans lequel il dit : " Je certifie que je suis le père du petit Georges Duffau, c’est moi qui ai demandé à ce qu’il porte ce nom-là parce que c’est la période de la guerre. " Ses amis de la Résistance ont enterré le testament dans leur jardin, à la campagne, et l’ont remis à ma mère, à la Libération, qui l’a fait authentifier. Ensuite, ma mère a pu reprendre son vrai nom, " Perla Epstein ", mais n’a jamais réussi à obtenir que l’état civil français rectifie le mien. Elle est d’ailleurs décédée au lendemain de l’inauguration, le 20 septembre dernier, du monument du Mont-Valérien.

Qu’est devenu Jean Duffau ?

Georges Duffau. Il a été fusillé par les Allemands en octobre 1942, à Balard, ce qu’on appelle le stand de tir d’Issy-les-Moulineaux. C’était aussi un résistant.

Ces deux noms sont pour vous des noms d’honneur ?

Georges Duffau. Exactement. Les deux.

Vous n’avez pas eu, dit-on, l’habitude de vous réclamer du nom d’Epstein, du colonel Gilles, particulièrement dans le monde militant que vous fréquentiez...

Georges Duffau.
Tous mes proches, mes amis le savaient, mais pas au-delà. Je voulais être reconnu pour ce que j’étais, je ne voulais pas obtenir une reconnaissance, un respect obligé dus au nom de mon père.

Aujourd’hui, avec le recul, cette référence au père est-elle devenue plus naturelle ?

Georges Duffau. Oui, pour la mémoire et parce que je ne suis plus engagé professionnellement. Aujourd’hui, je m’engage dans ce domaine comme Georges Duffau, je me bats contre le révisionnisme, contre ces négationnistes qui nient la réalité de la l’Holocauste et du nazisme, contre tous leurs émules en France qui développent des théories d’exclusion faisant référence à la couleur de la peau, à la religion.

S’agit-il aussi de prolonger le combat de Joseph Epstein, d’une façon qui peut être affective ?

Georges Duffau. Oui.

L’amour du père ...

Georges Duffau.
Je ne sais pas si c’est l’amour du père, je ne sais pas ...Je ne l’ai pas connu, c’est difficile à dire. Mais l’envie de poursuivre un certain combat dans le monde d’aujourd’hui, ça oui, ça établit un lien très fort avec lui.

Entretien réalisé par Charles Silvestre

(1) Georges Duffau est par ailleurs président de l’Association du souvenir des familles de fusillés du Mont-Valérien et de l’Île de France.

Article paru dans l'édition de L'Humanité le 21 février 2004 .