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vendredi, 07 mars 2014

Fossilisation et "panthéonisation" de l'Affiche rouge

FOSSILISATION ET « PANTHÉONISATION »

DE L’AFFICHE ROUGE

 

Lorsqu’un événement se distingue comme singularité, qu’il s’identifie à une dynamique que l’histoire ne parvient pas à dissoudre dans le moule d’un passé révolu, la commémoration instituée par la servilité de ses protagonistes, eux-mêmes serviteurs zélés de l’État, prend l’allure d’un spectacle événementiel dans lequel, tout ce qui pouvait se revendiquer d’une vérité en charge de mémoire est à jamais dissout dans la consécration et la sanctuarisation. « L’événement-lieu Affiche rouge », revisité  à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’exécution des combattants dudit « groupe Manouchian », fait aujourd’hui l’objet de commémorations officielles auxquelles l’État, représenté par François Hollande, participe avec la superbe qui s’impose. Il doit être bien entendu que les discours glorifiant le martyr de ces étrangers « morts pour la France » ne sera jamais à la hauteur du sacrifice et de l’abnégation de ces femmes et hommes courageusement tombés sous les balles de l’occupant allemand. D’ailleurs la « panthéonisation » de deux femmes et deux hommes (la parité doit être respectée, même chez les morts) est le moins que l’on puisse attendre d’un geste commémoratif  consacrant la Résistance, qui plus est la Résistance de ces étrangers, FTP-MOI, dont l’héroïsme est indiscutable. Soucieux d’être à la hauteur de l’engagement de celles et ceux qui ont donné leur vie, de les consacrer de témoignages en débats, la litanie « droits de l’hommiste » trouve son écho dans la conscience « indignée ».

 

Lorsque la mémoire, le devoir de mémoire, prélude à l’embaumement, force est de constater que même la Résistance n’y résiste pas. La parole solennelle de distingués auteurs de discours officiels s’égrène tel un rosaire, chacun sent sur ses épaules le poids de l’affliction et le silence ne transmet plus « l’écho des voix qui se sont tues ». Convenons que tout acte a une signification, y compris et jusque dans l’absurde, ainsi que dans ses accomplissements les plus paradoxaux. Chaque séquence historique se distingue par sa singularité mais aussi par la rupture ou la bifurcation elle-même historique dont elle est née, ce par quoi elle est produite. Aussi avons-nous à considérer « l’événement-lieu Affiche rouge » dans ce qui le contingente comme singularité dans l’histoire, pour le moins tumultueuse, de la Résistance. Pour ce faire il nous reste à détacher au moins momentanément « l’événement-lieu Affiche rouge » de son historicité afin d’en retrouver l’épaisseur, de le re-lier à sa dimension émancipatrice et universelle. Il est donc question de rendre à cet événement-lieu son possible « étant ».

 

Précédemment, dans un article intitulé l’Affiche rouge, lieu d’une multiple singularité, nous avions apporté une contribution à cette question posant la condition de « l’événement-lieu Affiche rouge ». Loin d’en avoir exploré toutes les possibilités, nous avions toutefois posé en termes d’interrogation la possibilité de cet événement-lieu, du principe universel qui le caractérise. Les termes de cette universalité sont identifiés par la dynamique émancipatrice dont nous produisions le nom, une « identification concrète de la nécessité communiste ».

 

Instruire la dimension universelle de « l’événement-lieu Affiche rouge » préfigure à la critique en négatif de la captation commémorative de l’événement. Le spectacle toujours réducteur de la solennité mémorielle n’est que l’apparence en conformité avec l’état de sacralisation. Le lien est dé-lié pour assurer la relégation de l’événement-lieu à la séquence historique nommée Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi et conséquemment, toute tentative de son identification sur le champ du réel et sa qualité pérenne est destituée, reléguée à la séquence historique déjà nommée, sans que rien ne puisse être appréhendé pour en extraire la dimension universelle. Ainsi en est-il de toute approche commémorative, ainsi en est-il de « l’événement lieu Affiche rouge » subsumé par le discours de la soumission au service de l’État. Ce qu’il y a de commun aux singularités (historiques) commémorées, c’est le vocabulaire qui est utilisé, on pourrait d’ailleurs parler d’une convocation du langage uniformisé, formaté, servant de moule linguistique pour chaque entreprise de récupération, la distinction des singularités n’en sera que plus inopérante, que plus absente. Le quoi de la singularité « événement-lieu de l’Affiche rouge » cherchera donc vainement son nom dans le théâtre agissant et opérant de la fossilisation-commémoration programmée par les agents gardiens du Temple de la mémoire. À l’opposé d’une dynamique où le lien est identifié et reconnu comme objet agissant sur le champ du réel, l’exploitation de l’événement-lieu sacralisé par l’État se réduit aux commentaires journalistiques, à l’évocation-témoignage toujours en défaut de véracité, toujours marqué par la faillibilité du témoin.

 

Mais nous n’échapperons pas à la dimension pédagogique qui semble justifier la commémoration, la mise en scène événementielle. À défaut de savoir de quoi il s’agit réellement, organisons un autre lieu (la commémoration) qui lui, débarrassé de l’événement, saura concourir à la mise en forme d’une mémoire qui s’exclue elle-même de l’interprétation éminemment politique de l’événement-lieu. L’étant de « l’événement-lieu Affiche rouge » est, en tant qu’il est, le devenir politique de son effectuation identifié dans la dynamique historique de transformation émancipatrice. Il est donc nécessaire de bien prendre la mesure de ce qui est, non au-delà, mais radicalement opérant sur le champ du réel. Il n’y a pas un sujet « Affiche rouge » ou « groupe Manouchian » immédiatement repérable par son seul statut de combattants martyrs en tant qu’ « événement-lieu » de sa possibilité universelle, si on le contraint à la simple expression officielle de la norme consacrée, celle de l’État. Dire que la commémoration se caractérise par son insuffisance est faux, elle n’est tout simplement pas l’objet de ce qu’elle commémore, pas plus d’ailleurs que « l’événement-lieu » n’est en retour l’objet commémoré. La seule réflexivité de cette sentence, de ce procès, nous renvoie à ce constat, ce qui est commémoré n’est pas en tant qu’il est mais en tant qu’absence, en tant qu’indifférencié.

 

Fossilisation, « panthéonisation », sanctuarisation, voilà quelques termes qui assurent dans la durée, la contingence de l’invisibilité parfaite.

 

7 mars 2014

 

Patrice Corbin