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dimanche, 22 avril 2007

Henri Karayan à propos de Missak Manouchian


HENRI KARAYAN MANOUCHIAN
UN APRÈS-MIDI, UN SOIR...

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Henri Karayan, né en 1921, est l’un des derniers témoins du groupe des FTP-MOI. Il a combattu sous les ordres de Missak Manouchian, avec ces hommes et ces femmes dont l’« Affiche rouge » perpétue le souvenir. Cette affiche de propagande nazie visant à stigmatiser les vingt-trois résistants fusillés le 21 février 1944 au Mont-Valérien, prétend :
 
 
VOICI LA PREUVE
 
SI DES FRANÇAIS PILLENT, SABOTENT ET TUENT…
CE SONT TOUJOURS DES ÉTRANGERS QUI LES COMMANDENT.
CE SONT TOUJOURS DES CHÔMEURS ET DES CRIMINELS PROFESSIONNELS QUI EXÉCUTENT.
CE SONT TOUJOURS DES JUIFS QUI LES INSPIRENT.
C'EST 
L'ARMEE DU CRIME
CONTRE LA FRANCE 
LE BANDITISME N’EST PAS L’EXPRESSION DU PATRIOTISME BLESSÉ, C’EST LE COMPLOT ÉTRANGER CONTRE LA VIE DES FRANÇAIS ET CONTRE LA SOUVERAINETÉ DE LA FRANCE.
C’EST LE COMPLOT DE L’ANTI-FRANCE !…
C’EST LE RÊVE MONDIAL DU SADISME JUIF…
ETRANGLONS-LE
AVANT QU’IL NOUS ETRANGLE
 NOUS,
 NOS FEMMES
 ET NOS ENFANTS !
 

Or cette même affiche, aujourd’hui immortalisée par un poème d’Aragon, est devenue un symbole de la Résistance, un mythe, même...

« J’évoquerai ma première rencontre avec Missak Manouchian... C’était après la dissolution, en 1937, du Comité de secours pour l’Arménie (HOC), fondé par le docteur Haïc Kaldjian. Manouchian entreprit à travers la France entière une tournée des communautés arméniennes afin de mettre en place une structure de rechange : l’Union populaire franco-arménienne. C’est ainsi, tout naturellement, qu’en 1938 il fit halte à Décines, chez mon père, ancien responsable du HOC. J’étais alors malade et alité depuis des mois. Avant la réunion du soir, ce personnage à la trentaine sportive demanda à me voir et passa un après-midi entier au chevet de l’adolescent de dix-sept ans que j’étais, dont le seul mérite était de participer à la vie des organisations culturelles arméniennes, il est vrai très actives dans cette commune de la région lyonnaise, nonobstant de nombreuses pressions. Nous avions monté une troupe théâtrale, une chorale, une équipe de football. Nous avions aussi organisé, un soir, la projection du premier film arménien : Bebo.

« Manouchian était un intellectuel engagé. Le procès, à Leipzig, des prétendus “incendiaires du Reichstag” l’avait fortement impressionné. Il m’en relata toutes les péripéties. Le 6 février 1934, il s’était rendu sur la place de la Concorde, avec bon nombre d’Arméniens, pour défendre la République. Cette année-là, il avait adhéré au Parti communiste. Il participait au mouvement Amsterdam-Pleyel contre la guerre, avec Henri Barbusse et Romain Rolland, dont il aimait le Jean-Christophe, et avait soutenu le Front populaire. Il écrivait pour des revues littéraires, notamment Zangou (“le Cours d’eau”) qu’il dirigeait, était membre de l’Association des écrivains communistes, correspondait avec les plus grands poètes arméniens : Avétik Issahakian et Archag Tchobanian. Quand éclata la guerre d’Espagne, il voulut s’engager dans les Brigades internationales. On le lui déconseilla. Où trouvait-il le temps de tout faire ?... Lors de notre première rencontre, il me parla d’Aragon et d’Éluard, qu’il connaissait. Il se tenait informé de la vie des gens de Décines. Je lui avais parlé des ouvriers de la Rhodiaseta, qui travaillaient “à la soie”, et de ceux de chez Gilet, tous pris dans un même cercle vicieux : à la merci de leurs patrons, que ce soit pour le logement ou les salaires. Quant aux conditions de travail, ils tenaient rarement plus de cinq ans et finissaient vitriolés de l’intérieur par les vapeurs d’acide... Et pourtant, ils restaient. Encore heureux s’ils n’étaient pas expulsés pour avoir envoyé un colis en Arménie. Le pire – c’est difficile à dire, mais c’est la vérité – , c’est que l’homme qui les mouchardait était un Arménien... Voilà de quoi nous avions parlé, lors de cette première rencontre.

« L’organisation que Manouchian envisageait alors de créer avait pour objectifs l’émancipation et la culture arméniennes. Nous étions vite tombés d’accord. Quand nous évoquions l’actualité, nous étions si bien en résonance que j’aurais presque pu terminer ses phrases. Au moment de nous séparer, un peu honteux de l’avoir si longtemps retenu avant sa réunion, je lui avais demandé s’il n’avait pas l’impression d’avoir perdu son temps. “Détrompe-toi, m’a-t-il dit. Dans les plus grands meetings, je m’estime satisfait si j’ai pu convaincre trois personnes”. Je pensais ne jamais le revoir. Nos routes avaient peu de chances de se croiser de nouveau. C’était compter sans la pression des événements ...»

RETROUVAILLES

« ... Par la suite, je me retrouve à Paris, en mars 1942, en compagnie d’un antinazi allemand, Leo Kneler, évadé des prisons du IIIe Reich dans les années trente. Peu après, nous parvenons à joindre Manouchian. Face à notre désarroi, il nous recommande à sa belle-sœur, Armène. Comme pour beaucoup, la distribution de tracts inaugure notre engagement. Puis Manouchian cesse de venir, et nous poursuivons seuls nos distributions, ignorant qu’il s’est déjà engagé dans la lutte armée. C’est dans cette période que s’opère la maturation du chef de la Résistance. Il a réfléchi, sur le terrain, à toutes les erreurs à ne pas commettre. Sa stratégie, c’est d’abord d’éviter les opérations suicides. Dogme intangible : avant chaque action, vérifier l’équation selon laquelle cent pour cent d’efficacité égalent cent pour cent de sûreté. Nécessité, aussi, de constituer un arsenal suffisant. Nécessité, enfin, de frapper l’ennemi dans ses centres nerveux. Pour le dépôt d’armes, Manouchian nous propose, à Léo et à moi, de nous faire embaucher à Satory. L’expérience n’est pas concluante. Et, comme je suis coiffeur, il m’envoie à l’hôpital de la Pitié, où on lui a signalé la présence de nombreuses personnalités nazies. Je travaille dans les salles. Je peux ainsi circuler dans tout l’hôpital. Un jour, dans le quartier carcéral de l’établissement, je dois couper les cheveux d’un jeune homme, un enfant... Malgré les cris et les insultes de son garde, il s’adresse à moi : “Demain, je serai fusillé ; je suis d’Argenteuil. Va dire à mes parents que je n’ai pas peur ; je meurs en Français et en communiste”. Le soir, bouleversé, j’expose le cas à Manouchian. Mais nous n’avons pas les moyens de le sortir de là. Nous ne pouvons rien. Je ne suis pas allé à Argenteuil...

«L’hôpital non plus n’est pas une bonne idée. J’en prends conscience, un jour, en rasant le docteur Friedrich, le fameux commentateur de “Radio Paris”. Alors que je suis penché au-dessus de lui, il me lance, tout à trac : “Vous savez, beaucoup de Français rêvent de me trancher la gorge et donneraient cher pour se trouver à votre place.” Avait-il lu dans mon regard ? J’ai beaucoup de mal à contrôler le tremblement de ma main : “Mais non ; pas moi !”... Certains moments ont atteint la perfection, bien avant d’avoir été magnifiés par la mémoire. Comme ce banquet présidé par le docteur Kaldjian, pour lequel Manouchian nous réunit, un soir de mars 1943. Il fit le point de la situation. À l’Est, les nazis avaient capitulé devant Stalingrad ; l’union des Alliés se renforçait ; en France même, les forces de la Résistance se regroupaient autour du général de Gaulle... Notre euphorie, ce soir-là, naît-elle de ces bonnes nouvelles ? Est-elle suscitée par la force de conviction de l’orateur lui-même ? S’il nous presse de nous engager, s’il décrit avec tant de feu et tant de vie la guérilla urbaine, n’est-ce pas qu’il vient d’en vivre lui-même l’expérience dans les jours précédents ? Je le vois transfiguré ; l’égal des plus grands orateurs. On a la sensation de la victoire à portée de la main.

« Le docteur Kaldjian le félicite. Le banquet s’achève sur un récital donné par Knar et Micha Aznavourian. Ils interprètent le grand troubadour du Caucase : Sayat-Nova... Manouchian dit quelques poèmes et, comme il adore chanter, il entonne les chants révolutionnaires, tant arméniens que français. Le Chant du départ est son préféré. Tout à coup deux gardiens de la paix qui font leur ronde paraissent dans l’encadrement de la porte, comme surgis de nulle part, et demandent ce que signifie tout ce bruit. Et Manouchian : “C’est un !’’. Nous les invitons à trinquer. Ils ne se font pas prier. En partant, ils nous recommandent de bien masquer les lumières. Pour la défense passive... Un mariage ! Quelle magnifique réponse ! Et, sous la plaisanterie, le sens profond de cette fête. Ce soir-là, Manouchian était heureux : le poète épousait la Révolution. Tout de suite après ce banquet, en avril 1943, je vais trouver “Lass” : Louisa Aslanian, la poétesse qui sert d’agent recruteur chez les FTP (elle périra, ainsi qu’Arpiar, son mari, à Auschwitz). En apprenant mon engagement dans la lutte armée, elle me dit : “J’espérais bien que tu le ferais.” Peu après, Manouchian m’incorpore à une équipe de jeunes sous son commandement, dont il me dit : “Tu verras, ils ont une grande expérience.” Il s’agit de Marcel Rajman et de Thomas (Tamas) Elek, un jeune étudiant juif hongrois qui me ressemblait comme un frère...

« Vous pensez que j’ai peu parlé du poète ? Au contraire. Je n’ai pas cessé. Croire que Manouchian était poète à certaines heures et révolutionnaire en d’autres, et homme pendant ses heures de loisir relève de la plus grande absurdité. Il était les trois à la fois. Et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Oui, poète, Manouchian l’était dans toute la plénitude du terme :“Au commencement est l’Acte.’’ Bien avant le Verbe. Sa vie était le laboratoire de son œuvre. Sa mort est plus riche d’enseignements que des traités d’éthique, elle nous bouleverse plus que toutes les bibliothèques réunies !... Il est une image d’actualité. Ou, plutôt, d’éternité, pour laquelle on donnerait tous les plus beaux poèmes du monde : celle qui montre Manouchian amaigri, marqué par les tortures, quelques instants avant l’exécution. Il parle à ses camarades : il sourit. Il se tourne face à la caméra ennemie : il sourit. Où trouve-t-il la force de nous sourire ? En nous. Et, au-delà de nous, à tous ceux qui viendront après. Bien après...»

Propos recueillis par Jean Morawski

L’Humanité du 4 avril 2000.