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jeudi, 20 janvier 2011

Mise au point à propos du film l'Armée du crime

LETTRE OUVERTE À ROBERT GUÉDIGUIAN

PAR ÉLISE FRYDMAN 

Je m'appelle Elise Frydman, la fille de Mme Frydman que vous citez dans votre film, L'Armée du crime. Je suis également la cousine germaine de Marcel Rajman. Lui m'a connue quelques mois (je suis née en mai 1942) ; moi, malheureusement pas, j'étais un bébé. Cependant, j'ai vécu plusieurs années avec Simon Rayman lorsqu'il est rentré des camps et qu'il habitait chez mes parents. Ses copains rescapés venaient souvent chez nous, rue des Immeubles-Industriels : Jean Lemberger, Maurice Weimberg, André Terreau…

Simon parlait tout le temps de son frère, de ses parents. Ma mère parlait de ses frères et sœurs. J'ai vécu toute mon enfance avec leurs souvenirs. Je buvais leurs paroles. Ils ont toujours été présents en moi.

Simon n'était pas le petit falot qui suivait toujours son grand frère en suçant un bâton de réglisse. A 14 ans, il mesurait 1 m 75, il était déjà dans la Résistance. À 15 et 16 ans, il était responsable de groupes du XIe arrondissement et de plusieurs actions et attentats (documents à l'appui).

Bien que l'image que vous donnez de mon cousin Simon, qui a fait partie de ma vie jusqu'à sa mort en 2005 (image que vous avez transformée pour coller avec votre interprétation de l'histoire) soit pour le moins grotesque, ce n'est rien comparé à celle, scandaleuse, que vous inventez concernant mon cousin Marcel et son aventure amoureuse.

Je vous ai entendu sur France Culture, dans l'émission de Michel Ciment, citer vos sources d'information et de documentation avant la réalisation du film. Notamment Adam Rayski, Stéphane Courtois et Denis Pechanski. Il ne vous a donc pas échappé qu'il y a eu de nombreux témoignages se recoupant, concernant Lucienne Goldfarb. Simon a aussi écrit un témoignage sur ce qu'il a vécu en tant que résistant et déporté. Dans ce document, il dit que Marcel et lui se sont toujours méfiés de cette fille qui voulait intégrer leur réseau. Adam Rayski l'a souligné également à maintes reprises.

Je suis étonnée que vous n'ayez pas eu la curiosité de rencontrer des témoins encore vivants et faisant partie de la famille, dont Madeleine Peltin-Meyer, ma cousine, alors très proche de Simon et Marcel. Elle avait 12 ans en mars 1943 quand elle a vu sa mère, son père et sa tante arrêtés sur dénonciation de l'appartement de mes parents.

Jamais personne de ma famille ou de notre entourage, avant, pendant, ou après la guerre, n'a fait état d'une relation entre Marcel et Lucienne Goldfarb. Je m'interroge sur la source qui vous a amené à imaginer une telle relation. Lors de leur arrestation le 20 mars 1943, des témoins, dont Henri Krasucki, ont vu Lucienne Goldfarb se promener et plaisanter avec des policiers de la Brigade spéciale de Puteaux.

Vous vous êtes longuement entretenu avec Henry Karayan qui, comme vous le savez, a bien connu Marcel puisque celui-ci était son instructeur. D'ailleurs, Henry a certainement dû vous dire que Marcel n'était pas ce Lucky Luke exalté que vous avez bien voulu décrire (par le biais de Robinson Stévenin, excellent malgré tout) mais au contraire un jeune homme déterminé, réfléchi, prêt à tout pour vivre. Et non pas pour mourir.

Pourquoi n'avez-vous pas demandé à Henry Karayan s'il connaissait des membres de la famille Rayman ? Nos témoignages valent certainement autant que d'autres sources. J'ai été très surprise d'autre part que vous changiez le nom de Lucienne Goldfarb en Monique Stern alors que celui de ma mère, Madame Frydman, ne change pas, ni ceux des résistants.

Non, j'oubliais, Davidovitch, celui qui a dénoncé le réseau à la Gestapo en octobre 1943, devient Petra et l'inspecteur Piget… Pujol. Bizarre ! D'autant que vous ne citez pas la lettre de Manouchian jusqu'au bout alors qu'il dit ne pas pardonner « à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus » (une impasse qui a particulièrement choqué Henry Karayan).

Vous vous êtes beaucoup répandu dans la presse, à la radio, à la télévision en disant, entre autres choses, que votre film était un film historique. Il est vrai, cependant, que vous prenez vos précautions en annonçant, en conclusion, avoir commis quelques arrangements avec les faits réels, mais afin que ces résistants entrent dans la légende. Ces héros n'ont pas besoin de légende, monsieur Guédiguian, ils ont surtout besoin de vérité.

Élise Frydman

26 novembre 2009

Le Monde